ALEXANDRE GAIN

MARTYRS 

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"Il y a quelques années, j’ai visité l’un des squats parisiens emblématiques d’Alexandre Gain. Je me souviens qu’un mot revenait sans cesse dans le collectif : le mot « travail ». J’ai toujours eu l’impression qu’Alexandre créait des espaces fertiles pour resignifier le travail comme une activité ludique, plutôt qu’une torture (le mot « travail » provenant de tripalium, un instrument de torture). Dans les squats d’Alexandre, de nombreux artistes avaient la liberté de travailler en tant que tels, comme des artistes. Un travail qui n’a pas toujours de logique, ni de temporalité, ni de règles, mais qui exige un effort permanent. Et il faut dire que c’est un travail rempli d’accidents.

Il est inévitable de penser à l’alliance que recherchait Herbert Marcuse entre le devoir et le plaisir, afin de construire une société qui ne réprime pas la liberté de l’être. Les espaces communautaires créés par Alexandre semblaient incarner ce point d’équilibre.

On sait aussi que la place de l’artiste dans la société reste un sujet de débat. On le situe entre le sans-abri et l’institutionnalisé, entre le paresseux et le prophète, entre le fou et l’éclairé. Mais la vraie question est peut-être jusqu’à quel point ceux qui défendent le droit à la différence sont des martyrs, dans une société qui cherche à réprimer le potentiel humain et à le réduire à des occupations standardisées ?

Les « martyrs » d’Alexandre sont un accident collectif, nourris d’une esthétique industrielle. Ces tracés sont nés du travail spontané d’ouvriers dans différents ateliers de menuiserie, de construction, de décor. Gravés sur des surfaces en bois, en plexiglass, en métal, ils n’avaient pas vocation à devenir des œuvres d’art lorsqu’ils ont été réalisés. Comme des tatouages sur la peau, ce sont des gestes qui racontent des expériences nécessaires. Ils reflètent des histoires perdues dans la construction d’objets dont nous ignorons le destin. En les transformant en art, Alexandre leur donne un nouveau sens, les révèle à travers son regard et rend durable ce qui était autrefois éphémère. Ces « martyrs », en tant qu’objets et métaphores, sont redécouverts grâce à leur exposition. Comme les martyrs, Alexandre a donné de la visibilité à de nombreux artistes oubliés, aujourd’hui reconnus. Il s’agît d’une redécouverte.

Un autre trait marquant du parcours d’Alexandre est cette quête insatiable d’unité entre des mondes opposés et sa critique de la lutte des classes. Il s’agit ici d’élever le travail ouvrier au rang d’art contemporain, de l’atelier de menuiserie à l’institutionnalisation de l’œuvre. C’est, sans aucun doute, une volonté de réduire l’abîme entre la classe qui travaille et celle qui contemple.

On pourrait dire que la caractéristique du travail d’atelier réside dans la question de la technique. La technè désigne le temps investi dans la maîtrise d’une activité. Il n’est pas nécessaire de rappeler qu’aujourd’hui, l’art contemporain repose davantage sur le discours que sur la technique. Pourtant, les « martyrs » contiennent à la fois une technique et un discours. En les extrayant du système de production et en se les réappropriant, Alexandre les intègre dans un processus de création personnel. J’aime penser que le bon art est celui qui répond à la définition de la  techno poièsis : technique et poésie. La poésie est une création, et non une production. En faisant des martyrs une série de gravures, Alexandre propose une conceptualisation de l’objet. C’est une redécouverte de l’objet. Une poétisation. Une ré-création.

Car il s’agit de transformer l’avenir, de donner un sens à l’irrationnel, au mondain, au geste quotidien. Une fois Kerouac a dit qu’il faut toujours se demander “qu’est-ce qui s’est passé après?”, car voilà la seule raison pour qu’une vie ou une histoire existe. Cette raison a été donnée par Alexandre Gain, et ça s’appelle “les martyrs”."

Camila Santos

Martyrs (extraits), 2025, vidéo

Bibliographie indicative

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1959

GÜNTHER G., La conscience des machines, Paris, L’Harmattan, 2008

KEROUAC J., Les clochards célestes, Paris, Gallimard, 1963

MARCUSE H., Eros et civilisation, Collection Arguments, Paris, Les éditions de minuit, 1963

PLATON, Gorgias, Paris, Les belles lettres, 2016

Alexandre Gain, Vue d’atelier, 2025, photographie

Alexandre Gain, Territoires N/B (détail), 2025, encre sur papier, 150 x 310 cm

Alexandre Gain

Collectifs créés

Le Point G, Paris 19,  (ateliers), 2012

Le Wonder, Saint-Ouen,  (ateliers), 2013

La Madrassa, Paris 20,  (collectif militant), 2014

Les Eveillés, Paris, 2014 (association 1901), 2014

L’Amour, Bagnolet,  (espace d’exposition), 2014

La Maison Rose, Bagnolet,  (collectif militant), 2017

Le POST, Paris 9,  (ateliers/espaces d’expositions), 2019

Le Jardin Denfert, Paris 14,  (collectif militant), 2019

La Clef Revival, Paris 5,  (cinéma associatif), 2019

Le Phare, Paris 9,   (ateliers / espaces d’expositions), 2020

L’Ambassade des Migrants, Paris 9,  (collectif militant), 2020

Les Ateliers Cerdans, Paris 18,  (ateliers), 2021

Expositions

CRV n°1 - Centre National de Recherche du Vortex in Entre-deux, Paris 16, Palais de Tokyo, 2015

CRV n°2 - Centre National de Recherche du Vortex, Nice, Villa Arson (Ecole des Beaux-arts), 2019

CRV n°2 - Centre National de Recherche du Vortex in Les pelouses de la Villette , Paris 19, 2019

CRV n°3 - Centre National de Recherche du Vortex, Paris 5, La Clef Revival, 2020

Les ateliers Cerdans s’exposent,  Paris 1, 59 Rivoli, 2021

La nuit des choses, Paris 1, Musée du Louvre, 2024

Hydrochose, Ile de Porquerolles, Fondation Carmignac, 2024

Performances

Improvisations, Paris, Le point G, 2012

Improvisations, Bagnolet, L’Amour, 2014

Scotchose, Paris 4, Centre Pompidou, 2016

Productions

Co-créateur de l’exposition NOMAD UTOPIA au Carrousel du Louvre, 2013

Fondateur et curateur des expositions PANIQUE!, 2015

Co-fondateur du Centre National de Recherche du Vortex, 2015

Camila Santos, Alexandre Gain, 2025, photographie